Origines du bureau
http://en.wikipedia.org/wiki/Bureau_of_Sabotage
Avec « There will be blood » , un nouveau type de cinéma grand format
américain est en train de naître, puisant aux meilleures sources du
genre tout en conservant une modernité dans le désenchantement absolu
qui l’habite.
On évoquera John Huston, Raoul Walsh, King Vidor parmi les fées qui se
sont penchées sur le berceau de Paul Thomas Anderson dont ce film
marque le passage du statut de réalisateur talentueux et prometteur de
« Boogie Nights » à « Magnolias » à celui de cinéaste mature et maître
de son art.
« There will be blood « commence par une audace : un passage d’un quart
d’heure silencieux, sans aucun dialogue dont on ne comprend que la
force incroyable qui anime le principal protagoniste, survivant à une
chute dans un forage pétrolier.
Cette volonté bestiale,qui anime biologiquement Daniel Plainview , qui
le mène à surmonter la sélection naturelle de la société américaine des
années d’avant 1929, montrée de manière métonymique par cette séquence
du film sera l’objet du récit ultérieur, allégorie en creux de
l’impitoyable Darwinisme social qui irrigue la société d’alors et sans
doute la nôtre.
Se présentant comme un père de famille dirigeant d’entreprise pétrolière , Daniel Plainview ’est un homme convaincant de la race des grands entrepreneurs,capable de séduire de vastes auditoires par ses promesses et son discours rassurant, un démagogue habile.
Son image demeure un temps ambiguë,capable de sauver une enfant battue
mais aussi de menacer et d’intimiderceux qui se dressent sur sa route.
Son implantation dans ce territoire riche en pétrole après les
révélations monnayées à un jeune garçon va l’amener avec son fils de 10
ans à partager la vie de la communauté locale et des foreurs.
Sa confrontation au jeune Eli Sunday , fondateur d’une église
évangélique locale dite de la troisième révélation, semble prendre les
allures de la classique lutte manichéenne entre le spirituel et le
matériel, voire entre le bien et le mal.
.
rapidement,le pasteur se révèle un jeune manipulateur ambigu dont le
fanatisme et l’obscurantisme se marient avec une aviidité financière
sans bornes .
Peu à peu, l’opposition frontale entre les deux hommes monte jusqu’à atteindre la violence physique et l’humiliation morale.
En fait, derrière cette opposition formelle se révèle l’unité cachée
d’une ambition dévorante qui est certes matérielle mais aussi
spirituelle.
Le cancer moral qui ronge les deux personnages est cette tentation
suprême évoquée par Bernanos, celle du pouvoir sur les âmes et les
êtres.
A leur volonté de conquête, ils sacrifient tout. Ce film est frappant par son absence de femmes ,de désir, d’amour,ou de sexe. La libido semble être en son entier investie dans le pouvoir et l’argent, dans l’obsession de Plainview pour une quête sans but dont l’objet inatteignable semble luire comme un graal noir et informe.
Cette pétrification de la vie éclate dans les confidences de Plainview sur sa haine de l’humanité, sur sa peur de l’autre, sur sa volonté d’accumuler une fortune pour se protéger et fuir les gens. L’argent devient une modalité de réification , un arrière -monde qui rend insensible.
Plainview dont la soif d’accumulation s’accompagne d’une impossibilité affective préfère baigner dans le pétrole que secourir son fils blessé. Il nage dans la matière noire tandis que son enfant perd l’audition et la parole comme un symbole de l’incommunicabilité du père, sourd muet affectif. Il expédiera son fils dans un institut l’abandonnant presque. Ce dernier sera le seul à se marier avec la sœur du pasteur ,couple solaire opposé au couple lunaire et maléfique lié par une haine réciproque, Eli et Daniel.
Plainview ne cesse de mentir, de promettre,de tromper , le pétrole
s’inscrit comme métaphore de la haine qui recouvre tout, qui englobe
toute pensée. Malgré quelques timides moments d’altruisme , Plainview
se révèle aussi un être terriblement blessé par son enfance.
Lors d’une extraordinaire scène, Plainview se trouve obligé se
convertir à l’Eglise fondée par Eli pour faire passer un pipe line
jusqu’à son derrick.
Au cours d’une cérémonie humiliante où Eli confesse publiquement les
péchés de son ennemi en le giflant, ce dernier s’écrie à la fin « j’ai
mon pipe line » comme aveu de l’absolue duplicité nécessaire à sa
réussite matérielle dans l’oubli de sa propre dignité.
Le final sanglant qui donne son titre au film n’est pas un affrontement. C’est une autodestruction, celle des personnages mais surtout celle des valeurs qu’ils incarnent, revers de la même médaille.
Car Eli et Daniel , deux noms de prophètes bibliques sont des
usurpateurs. Comme le hurle Eli lors de la scène finale « Je suis un
faux prophète ». Ce sont des porteurs de promesses illusoires, les
prêtres d’idoles corrompues, des archétypes qui se parent à nos yeux de
l’aspect des deux valeurs finissantes des Années Bush que sont le
Dollar et une Religion dévoyée en instrument de pouvoir.
Ces deux illusionistes sont deux grands politiques dont le rapport de
séduction se fait envers la foule, jamais envers les individus qu’ils
ne connaissent que comme jouets de leurs ambitions.
Cet échec sanglant est une invitation adressée à l’Amérique à regarder ses propres valeurs et à en comprendre la fragilité ainsi que la nécessité d’une refondation.
Au service de ce message fort , la réalisation emploie des moyens
techniques signifiants, angles de vue très larges, caméras mouvantes
légèrement abaissées qui renforce la puissance des personnages mais
permet aussi de les recadrer dans un espace qui en montre la fragilité.
A ce titre, la scène d’incendie du derrick est un modèle.
Ce choix permet au spectateur de se vivre comme témoin subjectif des
évènements et de participer des destins croisés des personnages.
Seule la fin du film nous glisse dans la peau d’un spectateur
omniscient , témoin de la destruction, non de deux êtres mais de deux
archétypes.
La caméra se situe alors de manière surélevée et très fixe comme l’œil
de Dieu , comme pour immortaliser le drame dans un espace prédéfini
qu’est le bowling personnel de Plainview, lieu qui mêle le jeu et la
destruction à l’image du destin des personnages et de leur chute
finale.
Si Cain a tué Abel, Paul Thomas Anderson nous demande si Abel était si innocent ……..
Si la profondeur des symboles, la beauté de la photographie et la force de la mise en scène sont indéniables et font de ce film un succès , on reconnaîtra aussi la dimension parfois artificielle des confrontations physiques entre les personnages légèrement surjoués et quelques longueurs dans le scénario.
Toutefois « There will be blood » est un modèle de ce que le cinéma américain peut faire de mieux actuellement, une nouvelle leçon adressée à l’ Europe selon laquelle la profondeur n’implique pas l’ennui et n’exclut pas l’action.
Par Une fable crépusculaire puissante et marquante qui annonce une régénération de la tradition américaine, Paul Thomas Anderson se présente à nous comme un John Ford agnostique dénonciateur du culte du néant. .
Voici un très beau livre méconnu , considéré comme une œuvre secondaire de son auteur et pourtant l’une de celles où se révèle la vérité d’un homme , celle de son histoire personnelle , bousculée par les vents de l’histoire.
Georges Perec a établi sa réputation sur sa recherche formelle en
littérature. Disciple de raymond Queneau et membre du fameux OULIPO,
ouvroir de littérature potentielle , groupe réunissant écrivains comme
Jacques Roubaud et mathématiciens comme François Le Lionnais pour
constituer des œuvres sous contraintes mathématiques
.
Ainsi l’un des faits d’armes les plus remarqués de Perec fut « la
Disparition », livre unique en son genre puisque n’y figure pas une
seule fois la lettre e , pourtant la plus répandue de la langue
française ;
Cette performance fut éclipsée par la sortie du maître ouvrage de Perec
, « la vie , mode d’emploi« récit construit mathématiquement de la vie
d’un immeuble parisien et livre marquant des années 70.
Dans »W » le récit obéit également à une structure formelle très originale , puisque se succèdent deux histoires entrecroisées dont l’éloignement est frappant. Chacune de ces histoires occupe alternativement un chapitre du livre.
D’abord un récit métaphorique évoquant un mystérieux Etat qui ressemble à Sparte, où la population se livre à de grandes joutes sportives rigoureusement ordonnées , où l’ensemble des évènements de la vie est subordonnée à ce culte du sport en de gigantesques olympiades permanentes. Peu à peu le récit prend une tournure inquiétante , l’apologie de la vitalité sportive laissant progressivement la place à la description d’un univers angoissant et inhumain, , ce jusqu’au chapitre final sous forme de révélation apocalyptique sur la nature concentrationnaire de la société décrite, métaphore des camps de concentration.
En parallèle l’auteur tisse la trame de ses souvenirs évoquant ses
parents par le biais de photographies , d’objets quotidiens et banals,
de bribes de souvenir faiblement illuminés par le flambeau chancelant
de la mémoire.
On ne peut s’empêcher de penser au travail de Christian Boltanski pour
les arts plastiques ou d’ Alain Cavalier pour le cinéma qui consiste à
relier objets et mémoire et nous faire discerner combien le quotidien
demeure saturé par les affects et les images.
La mise en perspective de ces deux récits crée à la fois une distorsion
et un entrelacement des textes qui oblige le lecteur à conserver en lui
même le cheminement de ces deux parallèles.
Alors que l’un des récits avance vers sa conclusion , l’autre flotte
dans les limbes de la mémoire sans structure temporelle jusqu’à la
conclusion finale qui par sa soudaineté et sa justesse de ton stupéfie
le lecteur liant les deux univers et dévoilant la fêlure intérieure de
l’auteur.
Voici un livre qui nous prouve aussi que l’imaginaire, le récit mythique peut être non seulement l’auxiliaire mais aussi le vecteur de la mémoire individuelle , qu’une histoire personnelle s’appuie sur la création de mythes intimes qui nous aident à vivre , à dépasser les blessures , à soigner l’âme et à exprimer l’Indicible de l’histoire constituant de véritables ancrages intérieurs.
Seul l’art et la fiction est à même de représenter ce qui ne peut pas uniquement se raconter par le simple biais du récit historique et contrairement à ce que disait le philosophe T W Adorno , la poésie après Auschwitz est plus que jamais nécessaire, car elle transfigure la réalité et nous fait saisir sa face cachée.
Une expérience de transcendance au sens moral du terme, telle est l’impression que laisse cet ouvrage au sein duquel la recherche formelle demeure attachée à la profondeur du propos et la pudeur une vertu de l'écriture.
Les crépuscules forment d’inoubliables tableaux romantiques où se mêlent le feu du soleil agonisant et l’ombre naissante de la nuit.
Le crépuscule d’une grande puissance peut donner naissance à une fresque romanesque tout aussi renversante où se mêlent les résonances des bals viennois illuminés aussi bien que le fracas sombre des canons de la première guerre mondiale.
Ainsi en est il d’un des plus grands romans du siècle qu’est « La marche de Radetzky »de Joseph Roth où rarement les individus n’ont semblé si liés à l’histoire et si crucifiés par elle dans leur chair et leur âme.
Ecrivain de langue allemande et d’origine hongroise , Roth est l’un des grands témoins du déclin et de la chute de l’ Empire des Habsbourg , cette Autriche-hongrie où cohabitèrent Catholiques , protestants , orthodoxes, juifs , musulmans , polonais , bosniaques, tchèques ou slovènes.
Un extraordinaire creuset que cet Empire dont la capitale, la Vienne du
début de siècle où se côtoyèrent Freud, Mahler, Schönberg, Schnitzler,
Klimt, reste à jamais un des grands moments de l’histoire
intellectuelle de l’humanité.
Peintres , philosophes et musiciens y formaient un extraordinaire
archipel de talents au centre de l’Europe et célébraient cette beauté
vénéneuse et morbide que seule Vienne recèle le long de sa Ringstrasse
Mais, nous savons désormais que les civilisations sont mortelles, et le
récit de Roth est le chant funèbre de la déliquescence de ce monde
désormais englouti.
C’est à travers le destin de la famille Von Trotta, de petite noblesse slovène, servant l’Empire de manière exemplaire, embrassant la carrière des armes sous la figure tutélaire d’un héros dont le fait majeur fut de sauver l’empereur lui-même, que Roth dépeint ce monde finissant.
A travers 3 générations d’hommes nous découvrons le passage progressif de la plus grande gloire qu’incarne ce grand père promu au rang d’icône et de mythe fondateur à la désagrégation familiale incarnée par son petit-fils, être faible passé à côté de son destin condamné à l’armée comme à une prison familiale, un destin imposé , séducteur de garnisonsans envergure fuyant sans cesse l’autoritarisme d’un père insensible.
Ce père est sans doute la figure la plus marquante du livre, image
caricaturale de cet empire qui sombrait , homme figé dans le passé, les
grands principes , aveugle aux changements du temps , ne les apercevant
ni ne les comprenant seulement lorsqu’il sort de sa cécité à de rares
moments.
Le baron Von Trotta est le symbole parfait de l’immobilisme , incapable
même de mouvoir ses sentiments envers son fils ,qu’il sauvera d’une
révocation de l’armée par devoir et pour ne pas salir son nom mais sans
empathie ni compréhension , regardant ceux qui diffèrent de lui comme
des extravagants alors que , dans sa parfaite adhésion aux valeurs et
au système impérial il devient peu à peu une figure de musée dont on se
gausse.
Il semble répondre à la figure de François Joseph dont la mort est dépeinte par Roth en un saisissant parallèle avec la défaite militaire de l’Autriche et la désuétude des rites monarchiques.
Le regard croisés de ces deux hommes d’une même famille fondamentalement dépassés par les bouleversements historiques dont ils sont soit les pions soit les observateurs impuissants dépeint parfaitement le passage inéluctable du temps , le crépuscule des idoles détruites une à une sous les coups de marteau des idéologies naissantes du début de siècle et la difficulté pour tout être de devenir ce qu’il est au sein du maelström du changement.
Roman habité par des scènes inoubliables, presque cinématographiques, faisant de la plaine hongroise, des garnisons ukrainiennes, des shtetl ruthènes un univers familier dont les peuples et les langues viennent hanter notre paysage mental et sont finalement les vrais personnages du livre , chacun en leur dignité , leur identité naissante et balbutiante.
Roman de la fin d’un monde et aussi roman de l’incommunicabilité entre les générations , « la marche de radetzky » nous invite à une puissante méditation sur l’impermanence , la possibilité de la catastrophe et la nécessité de rendre sa vie plus grande que l’histoire en demeurant à l’écoute, de soi, de ses proches,du devenir du monde, tout simplement .
une invitation à la sortie du corps vers un ailleurs rêvé, Tel est ce très grand classique qu’est ce live au Village Vanguard de
New York où Bill Evans, le pianiste le plus fin et le plus sensible
qu’ait jamais connu le Jazz se livre avec son plus célèbre trio à une
exploration fragile et sensible de standards ou de pièces de sa
composition.
Au milieu des toussotements, des verres brisés, on croirait presque
entendre le frottement délicat de la fumée des cigarettes de ceux qui
,ce soir là, vécurent une expérience presque religieuse car les sommets
qu’atteignirent les trois hommes relèvent de la mystique avec dans le
rôle de Saint Jean de la Croix Bill Evans et la nuit noire de ses
silences et de ses accords plaqués sur un piano qui semble en quête de
lumière.
Bill, soutenu , tiré , hissé vers ces cimes là par la contrebasse de
Scott Lafaro , le plus révolutionnaire de tous, comme un chant , un
grondement qui s’envole, dessine des esquisses , explore en solitaire
une nouvelle façon d’envisager l’instrument détaché du rôle rythmique
,naviguant en eaux troubles ,croisant par moment le ruissellements des
hoquets syncopés de Piano. Avec derrière tout ça, un grand architecte
de la batterie, Paul Motian et la soie du feulement de ses balais
caressant la peau des drums, heurtant les cymbales avec une rythmique
d’argent, alternant en alchimiste avec l’or des silences des autres
protagonistes de ce grand œuvre au rouge fusion et au noir de deuil.
Car cette musique n’est pas gaie , habitée par le fragile chant de ceux
que la vie a blessé et à qui elle ne laissera pas le temps de
guérir(LaFaro mourra à 24 ans), en témoigne la prière amoureuse de «
Waltz for Debby », les jardins suspendus de « Jade Visions » ou le funk
tragique de « Milestones ».
Ecouter ce « Village Vanguard », c’est toucher du doigt ce qui fait
l’essence de cette musique , ce rire au milieu des larmes , cette
inquiétude au cœur du rythme , cette fumée légère qui s’envole de
lèvres amoureuses, ce soupir bleuté qu’est le jazz .
Le Révolutionnaire Dylan dont les amateurs de folk de la fin des
sixties vénéraient le nom fut également le grand profanateur d’une
musique qui devenait une institution figée de la contre-culture.
Histoire d’une révolution dans la révolution qui fit de Dylan le dernier des Anciens et le premier des Modernes .
Dylan en femme , Dylan en enfant noir,Dylan en pasteur. Autant d’ incarnations inattendues du mythe Dylan imaginées par Todd Haynes , réalisateur de » I’m not there » Film essai sur Dylan sorti très récemment .
Autant d’images de l’universalité d’une musique , de son inépuisable capacité de ressourcement et un témoignage du sillon creusé au sein de l’histoire américaine. Voici le Message d’un film qui est l’occasion de retracer ce que fut le tournant Dylan.
Dylan est de ces artistes qui puisent dans une forme donnée, figée, la transcendance nécessaire pour en subvertir les cadres et transformer un carcan en forme supérieure de la liberté.
Nourri aux racines de la musique populaire américaine , l’approche de Dylan est résolument cubiste multipliant les angles de vue sur un même thème. Le critique Greil Marcus a ainsi pu écrire que Dylan était le « Picasso de notre musique ».
Les noms du panthéon dylanesque évoqueront peu de choses à beaucoup de gens, mais il suffira de rappeler que Blind lemon jefferson , maître du country blues , Leadbelly et Woody guthrie sont ses premières références. Dépasser les clivages raciaux ou musicaux pour devenirs des conteurs et des passeurs, voilà qui résume ces trois hommes.
L’aventure des « Basement Tapes » fut l’intersection où se produisit une inclinaison fondamentale de l’œuvre de Dylan.
Ces fameux enregistrements qui circuleront longtemps sous le manteau
comme des samizdat du folk sont à la fois une fin et un commencement,
une mort discrète à l’arrière plan de l’historiographie officielle
préparant une renaissance ultérieure en pleine lumière avec « John
Wesley Harding »
.
Dylan est enfermé, retiré tel un ermite, mais accompagné du Band à
l’époque nommé Hawks, le groupe de Robbie Robertson, auxquels on doit
l’immortel disque éponyme ainsi que l’album « Big Pink »baptisé
précisément du nom de cette maison rose où se déroula l’une des
expériences alchimiques les plus fondamentales de l’histoire de la pop.
Dylan ,revêche et blasé, se lance dans des explorations et interprétations canoniques qui alimenteront la critique savante .
On parle généralement des Basement Tapes comme de la pierre de rosette
de la musique américaine, un outil qui donne les clés du langage qui
s’y exprime. La maturation de ce travail sera souterraine et
l’évolution de Dylan ne sera comprise que rétrospectivement
.
Il s’agit dans cette exploration d‘une sorte de nécessaire règlement de compte avec le Folk, de plongée dans s
ses abysses , une approche géologique et souterraine , une leçon donnée
à ceux qui criaient à la trahison lorsqu’il électrisait ses guitares.
En Posant le jack , Dylan était devenu le prophète blasphémateur,
l’iconoclaste absolu, le messie récalcitrant de cette musique Folk,
nouveau Rimbaud à l’écriture musicale striée des Illuminations du
psychédélisme .
Qu’on se souvienne de la bande son du concert de Manchester 66 où Dylan
prendra une bordée d’injures et de sifflets auxquels il répliquera par
cette simple phrase « play fuckin loud » adressée à son groupe ,bras
d’honneur tendu à la face des puristes.
Le personnage a toujours eu avec son public un rapport acide autant que passionnel.
C’est ainsi que Dylan prit le Folk comme Baudelaire prit Malherbe et la poésie française : à revers et même à rebours par cette supérieure provocation qu’est le fait d’imposer une modernité agressive des thèmes au traditionalisme respectueux de la forme.
Cette évolution ne fut comprise qu’en 1975 lorsque sortirent les enregistrements concernés.
Dylan était descendu à l’intérieur de lui même pour y trouver la pierre cachée.
Adieu au folk donc, après en avoir réalisé l’édifice définitif et peut être la pierre tombale.
Place à une autre confrontation plus fondamentale encore avec la
Country en tout cas celle de Johnny Cash ou Merle Haggard et pas des
emperruqués à franges du Nashville grand public. C’est ainsi qu’arrive
John Wesley Harding , le grand album sombre , grisé comme la pochette
bitumeuse, la vraie ballade au cœur des ténèbres qui délaisse les
effluves psychédéliques pailletées volontiers bastringue de « Blonde on
Blonde « .Une démarche probablement née de la libération des Basement
tapes,puisque l’œuvre est le premier album postérieur .
Un chant de désolation et d’espoir où affleure une forme de fantastique musical , de merveilleux funèbre mêlé d’aridité ouest américaine, un gospel country folk, une prière immanente derrière un chant abrupt et minéral autant que plaintif perdu dans ses terres où rôde le mal, où le bourbon accompagne la prière, où les ombres de Tennesse williams et de Faulkner se donnent rendez vous pour discourir de la moiteur du désir sous les auspices d’un harmonica branlant et passablement faux que Dylan aime à nous infliger sans qu’inexplicablement on s’en lasse .
Un face à face avec la mort digne des contes orientaux se déroule ici en marge de l’errance romancée et les chansons se succèdent dans leur dénuement, leur pureté. Une forme de nudité sonore habite cette expérience janséniste d’intériorité et d’ascèse.
Ce disque est la bande-son idéale qui n’a jamais été composée pour « la nuit du chasseur »le film de charles Laughton , pour la contemplation du tableau « american Gothic » et pour la lecture de »la lettre écarlate « de Nathaniel Hawthorne » .Seul peut être Nick Cave saura retenir la leçon de l’album.
Que l’on entende la version originale de « All along the watchtower »
incomparable à celle de Hendrix, qui l’a certes étirée a l’infini lui
donnant une dimension cosmique, et l’on percevra un étonnant mélange de
ballade nonchalante au rythme et à la déclamation distanciée mais un
rien rageuse et sinueuse.
Que l’on médite « la ballade de frankie lee et judas priest « à la rigueur pascalienne.
Que l’on entende aussi le recueillement de « i dreamt i saw Saint augustine « ou bien « i pity the poor- immigrant » pleines de sollicitude désabusée qui résonnent comme des défis par leur sobriété digne au rock psychédélique californien dominant de l’époque.
L’œuvre oscille en permanence entre rythme laid back, rêverie altruiste, invocations divines signes d’ une colère rentrée, un côté Moïse brisant les tables de la loi, un désespoir contre lequel on lutte, une volonté de trouver un chemin vers la terre promise. L’inspiration biblique permanente des paroles reflétant ce mélange entre colère , violence et aspiration à la spiritualité, au désert, comme ultime paix de l’âme appelée avec ferveur, solitude pesante et poisseuse mais transcendée par un chant vers un ailleurs pas encore perceptible.
Comme le peuple d’Israel regardait le serpent d’airain pour être guéri , Dylan décide de lever les yeux vers le ciel pour comprendre quel sens avait sa vie , « John Wesley harding » en est le témoignage définitif , un retour aux racines et à l’authenticité qui n’a rien de passéiste mais au contraire était la condition nécessaire vers de nouvelles créations
Cette musique est religieuse, au vrai sens du terme : elle nous relie par le mystère de sa simplicité .
http://www.youtube.com/watch?v=F56DHDL_Htw#
Aharon Appelfeld est sans doute ,au lendemain d'un salon du livre qui
avait chois i d'accueillir Israel , un des plus grands crivains de
langue hébraïque.
Issue d'une famille de bucovine massacrée lors de la deuxième guerre
mondiale , son enfance est marquée par une survie qui se déroulera dans
un exil intérieur au coeur de la forêt d'ukraine occidentale.
Cette expérience unique forgeant une singularité profonde est le creuset d'une oeuvre d'autant plus remarquable qu'elle plaide avant tout pour la foi en l'avenir et se tourne vers l'espoir.Son livre autobiographique " histoire d'Une vie "nous livre ce message
Au dix neuvième siècle, les savants étaient fascinés par la notion d'enfant sauvage.
Il existait des cas célèbres comme Gaspard de l' Aveyron.
Ces enfants rares mais fascinants permirent de disserter sur la
frontière entre nature et culture , acquis et inné, humanité et
bestialité.
il s'agissait de tracer des frontières et de cartographier l'humain
afin de valoriser le travail de la science et de plaider la cause du
progrès moral de l'humanité.
La question de l'homme amènerait à répondre à la question de la société juste , et ce n'est pas par hasard qu' Auguste Comte père du positivisme est également père de la Sociologie.
La pédagogie et la culture devaient permettre la réalisation d'un homme plus accompli.
Par un clin d'oeil du destin des plus cruels , le témoignage d'un homme du vingtième siècle finit de sonner le glas de l'utopie optimiste du 19eme en lui tendant un miroir déformant.
Sa famille capturée par les nazis et menée inéluctablement vers la mort , l'auteur va trouver loin des hommes le chemin de sa destinée et dans le silence less racines de son expression et de son style d'une grande sobriété.
De fait ,l'enfant de la forêt Appelfeld pratique une forme de silence dans son écriture afin de nous faire comprendre que cette solitude était l'ultime refuge de l'humanité alors que la société industrielle et savante sombrait dans l'inhumanité.
Ici, nulle complaisance envers sa propre douleur , mais le récit d'une vie qui s'est faite à ce moment sur-vie, vie en deçà de la vie ,proprement minimale, mais aussi au delà, parce que constituant un cas d'affirmation humaine des plus forts.
En se réfugiant dans ce que le siècle précédent voyait comme symbole de la part bestiale de l'homme et en y creusant le berceau de sa future existence au lieu d'y griffer la marque du tombeau, Appelfeld montre une inversion des valeurs qui confère à son livre le statut de grande oeuvre morale.
tandis que les bourreaux parés des atours de la technique et s'enrobant de théories scientifiques justificatrices salissaient jusqu'aux symphonies de Beethoven en leur théâtrales cérémonies noires, la solitude apeurée d'un enfant était le refuge de toute dignité.
Le livre d'Appelfeld est comme une clairière au coeur de cette forêt percée de chemins de traverse illuminant que sont les souvenirs et les oublis.
Comme le silence en musique est constitutif de la mélodie ,Appelfeld nous montre qu'une forme d'oubli est constitutive de la mémoire et qu'un homme se construit aussi de ce qu'il élude volontairement ou pas.
Ainsi le livre finalement parle peu de cette période si ce n'est en creux comme pour faire de l'évènement central de sa vie une théologie négative sans paroles ni images, un film muet.
pas de considération sur la guerre, tout semble étouffé derrière le rideau d'émeraude des branchages .
Répondre à la question : que reste -t-il d'un homme quand il n'en reste rien , voici tout l'enjeu et le danger de ce récit qui vise à faire le deuil pour mieux renaître .
c'est à ce titre qu'un élément central de l'oeuvre d' Appelfeld ressort avec acuité il s'agit du choix de l' hébreu, langue acquise par le jeune adolescent à son arrivée en Israel au lendemain de la guerre, et avec laquelle il entretient une relation ambigue puisqu'il s'agit de sa première langue de l' écrit et non pas de la première langue parlée.
Langue dont la caractéristique est d'avoir pu renaître après être restée morte pendant des siècles , elle revêt un caractère particulier aussi par sa volonté d'atteindre l'essence des choses et de la création .
On voit que le choix de la langue est une réponse symbolique au besoin ressenti par l' auteur de renaître lui même, il y a rarement eu entre le destin individuel d'un homme et le choix de son idiome d'expression une telle identité existentielle.
Dès lors la force du livre se déploie aussi dans le récit de la vie d'après dont toute l'essence est résumée par une scène banale mais significative de l'ennui d'une réunion d'anciens de Bucovine à Jerusalem.
La vie dans sa monotonie avait repris son cours inéluctable et ce
simple fait était sa victoire, victoire de la lumière sur les ténèbres,
de la vie sur le culte du néant
et de la destruction, victoire précieuse comme la flamme fragile d'une chandelle.............
Morceau choisi
"Dans le ghetto, les enfants et les fous étaient amis. Tous les repères
s'étaient effondrés : plus d'école, plus de devoirs, plus de lever le
matin ni d'extinction des feux la nuit. Nous jouions dans les cours,
dans des terrains vagues et de multiples endroits obscurs. Les fous se
joignent parfois à nos jeux. Eux aussi avaient tiré profit du chaos.
L'hospice et l'hôpital psychiatrique avaient été fermés, et les
malades, livrés à eux-mêmes"
Un rouge d’une pureté et d’une vivacité sanguine envahit l’ écran à peine troublé par la luminosité pâle d’un reflet humide.
Pénélope Cruz vient de laisser s’échouer une larme sur la peau d’une
tomate qu’elle est en train de couper à la demande du réalisateur du
film fictif « chicas y maletas », son amant Mateo.
Cette scène d’une beauté formelle submergeante est à l’image d’un film
dont la somptuosité plastique laisse percer par affleurement une
émotion profonde autant que subtile.
Le rouge y est la couleur dominante , un rouge central autour duquel se
déploie un ballet de couleurs vives lumineuses et puissantes , presque
surréelles tant leur présence semble conférer à l’image une matérialité
pénétrante.
Un rouge qui évoque les comédies musicales de Minelli par son éclat
mais se trouve au service d’une dramaturgie à la Nicholas Ray , une des
références avouées de l’auteur.
Ce rouge qui contient l’éclat de la vie possède aussi la profonde dualité d’une mort en gestation , symbolique d’autant plus forte qu’elle correspond profondément à l’âme espagnole pour laquelle le paroxysme de la vie est un défi permanent à une mort conçue comme souvent violente , le sang en étant le réceptacle par excellence.
Quand cette fatalité s’actualise dans le film lors de l’accident de voiture qui ôte la vie à Lena incarnée par Penelope , la palette funèbre des couleurs se met en place à travers les paysages minéraux et terreux de l’ île volcanique de Lanzarote pastellisés par une pluie continue.
Terre de Sienne , beige, noir, l’écran se pare des couleurs de la terre au sein de laquelle l’aimée repose et du deuil, humidité de pluie et de larmes.
Les objets eux-mêmes sont filmés comme si Amodovar cherchait à saisir leur essence immédiate , à interroger l’évidence de leur présence brute au monde, essayant de réaliser le but de grands poètes comme Ponge, magnifier par la caméra et l’image la vie matérielle la plus simple comme peuvent le tenter par le langage et l’écriture ces auteurs amoureux du sensible.
Pour Almodovar chaque apparaître est filmé comme un être-à-part , un moment unique et précieux à capter.
On constate ainsi que l’esthétique que met en place Almodovar est pensée avec rigueur , charpentée , construite , remplie de références et d’idées , foisonnante d’inventions et de clefs, de portes fermées ou ouvertes.
C’est la principale qualité du film et aussi sans doute sa principale
faille que cette impressionnante démonstration de savoir-faire
technique et artistique.
« étreintes brisées » est un enchaînement de moments magnifiques et
inoubliables qui construisent un scénario habile, labyrinthique ,
jouant avec le temps et l’espace, les époques et les lieux, les
flashes-back et les récits comme le présent et l’action..
Pourtant cette symphonie nous arrache d’involontaires réserves, comme si dans cette démarche d’épure et d’accomplissement souvent remarquable, manquait au final une unité et une vérité simple.
Almodovar se heurte sans doute à cet écueil fondamental dont le caractère cérébral du film est porteur : l’émotion cinématographique se capte mais ne se construit pas volontairement. Cette part d’incertitude , cette magie de l’instant vrai , le réalisateur n’arrive pas toujours à la montrer avec naturel .
Mystère de ce film beau comme une image glacée, qui fait penser à « la montagne magique « de Thomas Mann, emporte souvent l’adhésion mais ne suscite pas l’émotion qu’il appelle, retenue et immobile derrière une vitre.
Ainsi Penelope Cruz est ,à elle seule, dans cet écrin qu’est pour elle
le film , un diamant pur qui irradie de son sourire et de sa luminosité
, convoquant la grâce à plusieurs reprises sur l’écran.
Elle est au delà du rôle parce que lorsque Almodovar la filme comme cela , elle ne peut être que sublime sans effort.
Mais elle est dès lors aussi en deçà de toute prise de risque, icône presque figée de la splendeur féminine.
Toutefois, ne négligeons pas la grande qualité du film au regard de nombre de productions contemporaines comme en témoigne sa richesse thématique et sa mise en scène.
La construction complexe du récit nous met en face de l’importance du souvenir et du regard comme composante de la pratique cinématographique.
L’absence de regard du cinéaste aveugle est l’affirmation en creux de cette primauté des images comme vecteur par excellence de sentiments et d’émotions.
Le regard parfois salvateur et aimant est envisagé dans sa dualité comme pouvant aussi être l’outil du voyeurisme, de la soumission, à laquelle est contrainte l’héroïne Lena incarnée par Penelope Cruz, surveillée par son mari Ernesto Martel , homme âgé et riche , dévoré de jalousie et contemplant son épouse devenue actrice sur l’écran dressé dans son salon .
Deux scènes particulièrement exceptionnelles illustrent ce pouvoir des images.
Dans l’une d’elles, alors que le mari a engagé une femme pour lire sur les lèvres de son épouse et interpréter les images volées par la caméra tenue par son fils, Ernesto junior, être complexé et névrosé, Lena fait irruption dans la pièce et déclame, comme pour un doublage, les mêmes mots qu’elle prononce sur la toile, créant un effet de confusion entre réalité et fiction, trahissant sa présence et la vérité de ce qui est dit sur l’image plus forte que la vie fausse et artificielle de son couple.
Dans une autre scène, Mateo, le cineaste devenu aveugle après
l’accident, amant de Lena, demande à son propre fils de faire un arret
sur image du film d’ Enesto Jr qui retrace leurs derniers instants
alors qu’il les espionnait et surtout, ce moment précis de l’ultime
baiser échangé avant l’accident.
A ce moment ses deux mains se posent sur l’écran et semblent vouloir
toucher et retenir cet instant de passion immortalisé par la grâce de
l’image. Cette lutte contre le temps et la mort qui est la source de
tout art et de toute passion est ici illustrée par deux bras qui
descendent lentement l’écran en le caressant comme deux larmes
s’écoulant des yeux vides de Mateo sur des joues imaginaires.
La réalité ressurgit comme monde où , au contraire du cinéma, l’irréversible existe comme source de nostalgie et où aucun remède efficace ne peut la guérir.
Cette scène formidable de sensibilité , d’intelligence( référence au « Persona » de Bergman) et de profondeur est le signe d’une maturation impressionnante de l’auteur.
Almodovar franchit un pas supplémentaire vers une épure et une abstraction formelle au service d’un récit émouvant et apaisé de l’ exploration des tourments humains.
Il nous rappelle par cet hommage à ce redoublement du monde qu’est le cinéma que le fait de vivre une vie éphémère faites d’instants inoubliables s’inscrit dans le registre de l’éternité.
Depuis Goethe et son recueil de poèmes « le divan oriental-occidental »
la question du mélange des formes esthétiques issues des pays du monde
arabo-musulman et de l’occident a été une oubliée de l’histoire .
L’influence mutuelle de ces deux civilisations du point de vue de l’art
et de la culture ne comporte pas réellement de tentative de synthèse,
elle se résume le plus souvent à ce duel entre le Charybde du
modernisme occidentalisé et le Scylla de l’orientalisme condescendant.
Entre l’impérialisme de la technique formelle occidentale adopté par l’orient et le typique du récit oriental utilisé par l’occident à ses propres fins, il y a tout l’étonnement plaisant mais mutuellement ethnocentré du récit de voyage et de la superposition de deux mondes qui se croisent sans se rencontrer.
Des remarquables récits d’ Ibn Battuta naviguant dans nos contrées au Moyen âge à leurs pendants romantiques et européens signés Chateaubriand ou Nerval , c’est le croisement des regards ethnographiques qui préside à la destinée de la rencontre esthétique de ces deux univers.
La tentative de Goethe de transcender la turquerie du 18 éme siècle
pour réaliser une authentique inclusion de l’apport des techniques
orientales dans la poésie et la culture occidentale reste une tentative
unique et visionnaire.
Seul en France Aragon , fin lecteur de Majnun Layla ( le fou de leila)
dont l’influence se fait sentir dans de nombreux poèmes des « yeux d’
Elsa », utilisera cet apport.
Plus rare encore est une œuvre qui non seulement traite ouvertement de ce rapport entre les deux catégorisations du monde issues de l’imaginaire antique mais la pratique en fusionnant l’imaginaire et la langue puissante de l’un avec la modernité formelle de l’autre .
Une telle œuvre existe depuis peu et elle représente une date importante pour la littérature. « Mon nom est rouge » d’ Orhan pamuk est cet ouvrage.
Depuis le prix Nobel remis à l’auteur , son œuvre est devenue enfin familière des lecteurs européens qui l’ont redécouverte à temps.
Auparavant moins connu que le plus militant Yachar Kemal , Pamuk est devenu l’un des grands noms incontestés de la littérature mondiale et surtout une figure de l’intellectuel oriental pénétré de la connaissance de sa civilisation et de ses rapports avec son grand Autre qu’est l’Occident.
Au sein de ce territoire immense qui va d’ Istanbul à Kashgar et de Tachkent au Yemen , Pamuk est un témoin incroyablement honnête précis et amoureux de la rencontre des civilisations dans ce qu’elle a de conflictuel mais aussi dans ce qu’elle implique de réciprocité et de compréhension.
« Mon nom est rouge » est un livre des confins et des basculements , tout d’abord c’est un livre qui se situe aux confins de la littérature de genre et de la littérature tout court, ensuite c’est un écrit qui se situe aux confins de deux genres , le roman historique et le thriller. Enfin , c’est un livre du basculement du religieux vers le séculaire et de la tradition vers la modernité.
Pourtant ce livre est paradoxalement autant un roman historique que le sont les écrits de Yourcenar et autant un thriller que ne l’est « Crime et Châtiment » soit ni l’un ni l’autre. Sa surface n’est que prétexte au développement d’une réflexion beaucoup plus fondamentale.
L’ art et la création sont au cœur de cette construction audacieuse qui ne prend la trame du genre que comme prétexte pour mûrir une méditation sur le rôle de l’artiste au cœur de la civilisation .
Un enlumineur a été assassiné au fond d’un puits , ce meurtre est il lié à ces peintures scandaleuses et nouvelles offertes au Sultan , inspirées des techniques italiennes tellement réalistes ? le motif en est il la jalousie entre enlumineurs , une obscure histoire sentimentale ou l’influence de groupes religieux traditionalistes ?
C’est sur cette trame haletante que démarre un récit impossible à abandonner tant le flot d’évènements et de personnages nous emporte.
L’art évoqué ici est donc aussi un art des confins , par le franchissement des définitions traditionnelles de la peinture ottomane pour intégrer la perspective de la renaissance italienne , du franchissement des interdits religieux de la représentation des êtres animés mais aussi de la frontière entre peinture et écriture représentée par la calligraphie.que pratique le personnage de Le Noir, personnage central du récit, amoureux heureux de Shékuré la presque veuve , fille du maître des enlumineurs.
Autour de ces thèmes majeurs , l' enquête autour de l’ assassinat se déroule , les cadavres et les chiens sont des témoins privilégiés et Pamuk les fait parler de ce qu’ils ont vu sans jamais dévoiler le nom de l’assassin qu’ils connaissent.
Une pièce d’or nous raconte même son cheminement à travers les années pour atterrir dans la bourse d’un enlumineur .
Chaque voix et chaque regard construisent une facette d’un récit qui se
modèle comme une pierre précieuse. Le Rouge lui-même, la couleur,
s’exprime sur sa propre signification picturale et symbolique.
De l’ art conçu comme artisanat et comme technique, tel un joaillier, Pamuk a retenu la conception de la détention d’un savoir faire , il écrit donc comme ces personnages peignent, montrant les étapes de la construction du récit de la même manière que ceux-ci expliquent la fabrication des pigments.
Pamuk révèle cette capacité fondamentale de l’ Orient à penser à partir des images et avec des images,à induire autant qu’à déduire, l’écrivain y tient du peintre par la profusion des métaphores et le peintre du littérateur par la profusion du récit historique, de la mise en intrigue que comporte la peinture.
Le caractère très apparent du procédé aurait pu mener à un grave échec mais il n’en est rien et de cette narration infiniment risquée qui frôle l’artifice sans y céder jamais, Pamuk tire un chant polyphonique sans dissonances et d’une prodigieuse modernité.
l’Orient c’est aussi l’érotisme du secret et du caché, le corps voilé qui se déshabille ou est déshabillé peu à peu, voile à voile.
L’intrigue policière remplit cette fonction érotique dans le récit de montée progressive du désir du lecteur , cet érotisme de la narration se retrouve aussi comme élément à part entière de l’histoire, l’ amour de Shékuré et de Le Noir étant remplie de sensualité et d’une certaine liberté , la femme y assumant son désir et faisant son choix parmi les soupirants, disposant d’un pouvoir qui échappe aux hommes .
Le Calligraphe Le Noir, homme de l’écrit et de l’image tout à la fois se confronte à ces deux pôles que sont le Désir et la Mort, à la connivence souterraine existant entre eux , il les explore comme personnage central de l’enquête policière et Mari de Shékuré , il symbolise cette fonction de témoin des choses cachées que joue l’écrivain et que se veut Pamuk.
La force extraordinaire de ce livre est de maintenir un très haut degré de réflexion et un suspens haletant car la description en creux des meurtres qui parsèment l’histoire laisse béante l’interrogation sur la personnalité du tueur et sur ses motivations profondes , même lorsque Pamuk commence à le faire parler , il nous fait partager sa psychologie tortueuse et complexe inaccessible à lui-même.
Enfin, Pamuk n’oublie pas la question religieuse qu’il traite à la fois sous l’angle de la psychologie comme paramètre des choix moraux et des décisions individuelles ( avais je le droit de peindre ? se demande le meurtrier, puis je épouser Le Noir sans être sûre de mon veuvage ? se dit Shékuré)
Vue comme un domaine purement immanent, la religion suscite aussi une
réflexion politique sur l’influence des écoles juridiques et de leurs
règles strictes et des groupes fanatiques endoctrinant les esprits.
Le rapport à l’ Occident et à ses techniques picturales y est vu aussi
comme un signe de sécularisation comme en témoigne la scène où un
peintre déplore qu’une mosquée soit plus petite qu’un homme à cause de
la perspective .
On ne révèlera donc en aucun cas la fin du récit qui se double d’une reconstitution historique habile et jamais démonstrative , ne se perdant pas dans le dédale du typique et du faussement authentique.
« Mon nom est rouge « est donc un livre à connaître absolument car il est certainement déjà un des titres importants de la décennie écoulée, procurant aux lecteurs plusieurs degrés d’interprétation et de plaisir de lecture le rendant très accessible en dépit de sa complexité de construction.
Il s’agit d’un récit maîtrisé qui nous révèle l’extraordinaire pouvoir de l’image, si dangereuse et si précieuse car elle est aussi un des noms de cette donnée fondamentale de l’existence qu’est le symbole, qui souvent meut les êtres plus encore que le réel .
Objet littéraire rare et précieux, pierre au dialogue entre les cultures, « mon nom est rouge » est à l’image de son auteur , puissamment universel et passionnément turc, et c’est là la marque des écrivains qui traversent le temps que de mêler ainsi enracinement de l’âme et nomadisme de la pensée.
Un spectre hante la cinéphilie moderne , le spectre de la série B ou Z ou epsilon, si vous préférez.
L’époque est à la glorification du zombie et de la momie années 50
perçues comme de sublimes métaphores de la condition humaine
fâcheusement incomprises en leur temps.
La moindre tomate-vampire, le moindre super héros fluorescent dépressif
deviennent des personnages complexes et subversifs, si possibles dotés
d’une sexualité trouble, farouchement modernes et génialement
précurseurs.
C’est sur cette vague que surfe aujourd’hui la célébrité de Tarantino.
Non pas que le gargantuesque cinéphile qu’il est, ne soit pas, en plus,
un brillant réalisateur, un créateur de personnages baroques, un habile
narrateur et un scénariste efficace.
Tout cela est incontestable.
Comme l’est aussi la terrible vacuité de certains de ces films où la
complaisante exhibition de la violence rejoint le simplisme de la
vision du monde.
Qu’il s’agisse de pastiches et de trente troisièmes degrés n’y change
rien, l’hommage au crétinisme en devient parfois à force de louanges
appuyés une complicité coupable envers la médiocrité.
« Inglorious Basterds » est très globalement de cette dernière race, celui du film bâtard et peu glorieux qu’un réalisateur imprime sur sa pellicule, comme un mauvais étudiant de philo remplirait son devoir de trop de citations mal digérées..
Tout commence pourtant bien.
La première scène calque le western spaghetti à la Sergio Leone, sa lenteur, son rythme pesant sur l’irruption d’un SS dans un village du sud de la France, venu traquer une famille juive cachée par des paysans français. Seule réchappera de cette traque la jeune Shoshanna, l’héroïne du film.
Le SS joué par Christoph Waltz, acteur autrichien, lauréat à Cannes,
est un des caractères les plus marquants créés par Tarantino. Chacune
des scènes où il apparaît devient par la qualité de son jeu et des
dialogues un extraordinaire moment de fascination haineuse.
Cette figure du mal , cette incarnation du sadisme en gants de velours,
pose en des termes très subtils la question de la séduction d’un pays
de grande culture, pétri de valeurs de courtoisie et de politesse, par
un déchainement de sauvagerie comme le nazisme.
Christophe Waltz se fait alors archétype de l’ Allemagne schizophrène
de Hitler, celle qui construit Auschwitz le matin en applaudissant
Beethoven le soir.
Ne nous le cachons pas, il est la figure centrale du film, le seul
personnage consistant et atrocement crédible alors que les autres
évoluent dans un univers de caricatures ou d’ectoplasmes.
Cette réussite initiale ne dure hélas pas et la geste tarantinienne qui se résume souvent en un décalage des codes d’un genre vers un autre, en une distorsion du langage cinématographique classique vers des mondes parallèles et souterrains tourne cette fois à vide à mesure que le film avance.
Avancer est d’ailleurs un mot à employer avec circonspection en l’espèce tant le rythme est lent et surtout faux. Les scènes d’action ont-elles mêmes un je ne sais quoi de figé à force d’être longuement préparées, à moins que leur répétitivité par trop gratuite les rendent inefficaces.
Les codes se mélangent, les degrés de lecture s’interpénètrent et se confondent rendant le positionnement du réalisateur inconfortable et les regards du spectateur progressivement dubitatifs.
Les fameux « bâterds » semblent nous arriver comme des « cheverds » sur la soupe qui nous est servie.
Volontairement caricaturaux, ils représentent l’irruption d’une
mentalité de jeu vidéo en pleine réalité cinématographique , c’est «
Street fighter 2 » dans le maquis ou « Mario Bros fait de la résistance
»
Emmenés par Brad Pitt, alias le Lieutenant Aldo Raine , assez
irrésistible malgré tout , qui prouve ici qu’il peut jouer dans tous
les registres, leur mission est de ramener chacun 100 scalps nazis.
Tarantino en profite donc largement pour écluser ses réserves d’
hémoglobine de synthèse que les coups d’épée de « Kill Bill » n’avaient
pas suffi à vider ,nous gratifiant au passage d’une magnifique scène de
décapitation à coup de batte de Base ball qui est certainement l’un des
moments de voyeurisme sadique les plus putassiers de l’ histoire du
cinéma.
Il suffit de voir la même scène dans « Casino » de Scorsese pour
comprendre la différence entre brillante utilisation de la violence à
des fins narratives et obscénité pure.
On nage évidemment dans le second registre tant il est vrai que ces « baterds » nous montrent également le manque de maîtrise de Tarantino sur la vision morale qu’il veut donner si tant est qu’il soit prouvé que Tarantino cherche dans ce film à donner un point de vue quelconque sur quoique ce soit.
Faut il en conclure que l’utilisation des pires tortures dans le film
prouve que la guerre est toujours faite par des salauds qui se valent
finalement quelle que soit la cause défendue ?
L’ambiguïté inconsciente de ce discours sous-jacent est d’autant plus
irritante qu’on pressent qu’elle n’est pas tant le fait de l’expression
d’une vision construite que la résultante d’un déficit culturel et
d’une incapacité à appréhender le niveau de discours qui échappe au
spectacle pur dans tout film.
Enfin toute cette joyeuse bande se retrouve après deux heures de film dans le cinéma « Gamaar » tenu par Shoshanna sous un faux nom suite à des circonvolutions qu’une facilité de scénario qui passait par là a dû susciter.
Ladite Shoshanna incarnée ou plutôt désincarnée par une Mélanie Laurent
à quelques années lumières de son sujet, bien évanescent , il est vrai,
étant victime des assiduités amoureuses d’un soldat-acteur allemand,
elle obtient de donner une Première de film nazi où seront présents la
fine fleur du Reich, pas moins Que Hitler, Goering , Goebbels tous
ensemble à l’ affiche.
Occasion pour Tarantino dans un Paris reconstitué de rendre quelques hommages bienvenus à Clouzot et Pabst.
Occasion de situer la meilleure et la pire scène du film dans un temps restreint.
Brad Pitt s’étant infiltré dans le cinéma grâce à un actrice allemande
agent américain ( Marlene Dietrich repose en paix) se fait passer pour
un italien doté d’un accent du Tenessee peu discret.
Le dialogue avec L’officier SS polyglotte, autre grand pourvoyeur de
facilités de scénario improbables grâce à son multilinguisme, est
parfaitement irrésistible sur cette scène.
On reconnaît ici un très bel hommage au film « To be or not to be » de Lubitsch.
Un moins bel hommage a lieu juste après, lors de la destruction du cinéma par Shoshanna à coups de pellicule inflammable, faisant son apparition en gros plan sur l’écran, dévorée par les flammes qui consument le public nazi par la même occasion, tandis que Hitler prend au bas mot une centaine de balles de mitrailleuse dans le corps expédiées par les « baterds » survivants, bénéficiaires de l’opportuniste trahison de l’ officier SS dans un dernier numéro de bravoure de Christoph Waltz.
Cette scène laisse sans voix, effaré, car quelque soit le niveau de
lecture que l’on adopte, elle sombre dans un grotesque de Grand-Guignol
agrémenté d’une référence d’une rare lourdeur à l’univers des séries B
et ce n’est pas la piètre symbolique du cinéma destructeur du nazisme
en hommage aux productions hollywoodiennes de guerre qui parvint à
sauver ce consternant baisser de rideau
C’est la rencontre indigeste et monstrueuse de Dracula, du fantôme de
l’ Opera, des Douze Salopards et de « Papy fait de la résistance »
Elle illustre la difficulté qu’a eu Tarantino à trouver un langage cohérent à se situer de manière uniforme dans des degrés de lecture adaptés.
Passant d’un registre à l’autre souvent à contre-temps, « Inglorious Basterds » souffre d’un problème de lenteur et de pesanteur , desservi par des acteurs inégaux , un scénario paresseux et opaque et surtout par la difficulté de Tarantino à faire oublier depuis « Kill Bill » qu’ avant d’être un cinéaste il est aussi et surtout une formidable machine à digérer les influences et les films mais que sa verve créatrice personnelle , celle de ses deux premiers films, se tarit progressivement dans le marécage de l’excès de références.
Elle laisse place désormais à un système de réalisation qui tient du gimmick et de la citation perpétuelle quand ce n’est pas de la référence nombriliste, car le cinéphile Tarantino finit de plus en plus par se parler à lui-même seul dans sa filmothèque en oubliant son public.
Au final, Tarantino nous montre par l’ absurde les limites de cette cinéphilie bis dont les côtés sympathiques et documentaires ne peuvent faire oublier que toutes les œuvres ne se valent pas et qu’elle ne peut remplacer ou supplanter un cinéma exigeant sans être pour autant élitiste.
Tant de mauvais films se réclament de l’excès intellectualiste inverse que nous restons malgré tout à l’écoute de la démarche tarantinienne qui demeure une des plus originales et des plus formellement abouties du cinéma actuel et attendons de retrouver le jeune cinéaste novateur qu’il sait être.