W ou le souvenir d'enfance :Exorciser la violence du siècle
Voici un très beau livre méconnu , considéré comme une œuvre secondaire de son auteur et pourtant l’une de celles où se révèle la vérité d’un homme , celle de son histoire personnelle , bousculée par les vents de l’histoire.
Georges Perec a établi sa réputation sur sa recherche formelle en
littérature. Disciple de raymond Queneau et membre du fameux OULIPO,
ouvroir de littérature potentielle , groupe réunissant écrivains comme
Jacques Roubaud et mathématiciens comme François Le Lionnais pour
constituer des œuvres sous contraintes mathématiques
.
Ainsi l’un des faits d’armes les plus remarqués de Perec fut « la
Disparition », livre unique en son genre puisque n’y figure pas une
seule fois la lettre e , pourtant la plus répandue de la langue
française ;
Cette performance fut éclipsée par la sortie du maître ouvrage de Perec
, « la vie , mode d’emploi« récit construit mathématiquement de la vie
d’un immeuble parisien et livre marquant des années 70.
Dans »W » le récit obéit également à une structure formelle très originale , puisque se succèdent deux histoires entrecroisées dont l’éloignement est frappant. Chacune de ces histoires occupe alternativement un chapitre du livre.
D’abord un récit métaphorique évoquant un mystérieux Etat qui ressemble à Sparte, où la population se livre à de grandes joutes sportives rigoureusement ordonnées , où l’ensemble des évènements de la vie est subordonnée à ce culte du sport en de gigantesques olympiades permanentes. Peu à peu le récit prend une tournure inquiétante , l’apologie de la vitalité sportive laissant progressivement la place à la description d’un univers angoissant et inhumain, , ce jusqu’au chapitre final sous forme de révélation apocalyptique sur la nature concentrationnaire de la société décrite, métaphore des camps de concentration.
En parallèle l’auteur tisse la trame de ses souvenirs évoquant ses
parents par le biais de photographies , d’objets quotidiens et banals,
de bribes de souvenir faiblement illuminés par le flambeau chancelant
de la mémoire.
On ne peut s’empêcher de penser au travail de Christian Boltanski pour
les arts plastiques ou d’ Alain Cavalier pour le cinéma qui consiste à
relier objets et mémoire et nous faire discerner combien le quotidien
demeure saturé par les affects et les images.
La mise en perspective de ces deux récits crée à la fois une distorsion
et un entrelacement des textes qui oblige le lecteur à conserver en lui
même le cheminement de ces deux parallèles.
Alors que l’un des récits avance vers sa conclusion , l’autre flotte
dans les limbes de la mémoire sans structure temporelle jusqu’à la
conclusion finale qui par sa soudaineté et sa justesse de ton stupéfie
le lecteur liant les deux univers et dévoilant la fêlure intérieure de
l’auteur.
Voici un livre qui nous prouve aussi que l’imaginaire, le récit mythique peut être non seulement l’auxiliaire mais aussi le vecteur de la mémoire individuelle , qu’une histoire personnelle s’appuie sur la création de mythes intimes qui nous aident à vivre , à dépasser les blessures , à soigner l’âme et à exprimer l’Indicible de l’histoire constituant de véritables ancrages intérieurs.
Seul l’art et la fiction est à même de représenter ce qui ne peut pas uniquement se raconter par le simple biais du récit historique et contrairement à ce que disait le philosophe T W Adorno , la poésie après Auschwitz est plus que jamais nécessaire, car elle transfigure la réalité et nous fait saisir sa face cachée.
Une expérience de transcendance au sens moral du terme, telle est l’impression que laisse cet ouvrage au sein duquel la recherche formelle demeure attachée à la profondeur du propos et la pudeur une vertu de l'écriture.